Une écharpe enroulée plusieurs fois autour du cou, une veste chaude emprisonnant étroitement un buste recouvert d'un lourd pull, Ariel promenait sa silhouette élancée à travers les rues, ses écouteurs fermement vissés à ses oreilles. Il avait l'air un peu perdu dans l'ambiance glaciale d'une soirée d'hiver, seul, sa bouche formant les mots silencieux d'une chanson qu'on hurlait à ses oreilles. Il n'avait pas vraiment de but, ni de réelles raisons de se montrer si solitaire : il n'était aucunement dépressif, loin de chérir la solitude, et il avait même des amis libres pour la soirée. Non, c'était juste une idée qui avait flotté dans l'air alors que sa mère, pendant tout le repas, l'avait regardé de ses yeux bleus ampli d'amour comme s'il était une merveille. Cela avait flotté dans l'air avant de rentrer et d'encombrer sa tête, et cette envie entêtante était devenue une obsession qu'il n'avait pas réussi à repousser malgré le froid et la nuit. Alors, comme il ne faisait pas partie de ces hommes capables de faire fi de leurs envies, il s'était glissé hors de chez lui, après un vague à ses parents, l'une installée devant la télévision à rire devant un film qu'elle connaissait par cœur, et l'autre avachi sur un fauteuil, un livre impressionnant par son épaisseur sur les genoux. Une fois dehors, il avait eu un sourire tendre. Il ne s'expliquait pas sa tendresse pour ses parents, cet amour sage et doux, ce calme désintérêt teinté de chaleur. C'était peut-être sa nature un peu évanescente grâce à laquelle rien ne pouvait bien longtemps le déranger, le meurtrir, l'affaiblir.
Il se sentait profondément jeune, loin de tous les soucis que ses amis pensaient avoir, loin de cette fatigue juvénile, loin de cette rancoeur contre l'autorité parentale, loin de cette souffrance de l'entre-deux, de l'entre jeunesse-adulte. Enfin, il pensait en être loin, mais il n'était pas loin souvent de perdre cette distante, somme toute très artificielle. Alors qu'il pensait que sa promenade avait pour seul but de céder à la tentation de se dégourdir les jambes, c'était bien plus un cri de son esprit cachotier qui ne supportait plus l'étouffement. De sa voix dérangeante, un peu fluette, puis soudain dans les graves, pour remonter avec aisance dans un aigu totalement maîtrisé, il finit les dernières mesures de la musique qui violentait ses oreilles. Il n'avait jamais considéré que la musique lui était indispensable pour vivre, ni l'amour de ses parents, ni l'amitié de ses camarades, ni un but, ni une passion, ni un amour. Il avait cru bon, dès qu'il avait pu y penser, dans une période assez confuse qu'on appelle stupidement la pré-adolescence, de se détacher de tout, ou tout du moins de faire tout comme. Ca le rendait un peu mystique aux yeux de sa mère, ça le rendait tantôt trop extraverti, tantôt trop insouciant, presque insolent, et d'autre fois encore, parfaitement distant. Il fronça les sourcils : il détestait l'introspection, surtout quand elle partait dans des spéculations sur sa nature propre, sur son caractère, son ethos.
Il se sentait devenir de plus en plus sévère avec soi-même, si bien qu'il préféra rentrer plutôt que de se perdre un peu plus dans l'obscurité. Parce que même si sa mère avait ce regard un peu trop dévoué, un peu trop admiratif, elle lui donnait l'assurance qu'il avait bien raison de ne pas chercher en profondeur ses défauts, qu'il était bien, ainsi. Que le changement était inutile, et même sûrement nuisible. Il se demandait comment il ferait l'année prochaine pour ne pas se perdre avec lui-même dans les tréfonds de sa pensée encore jamais exploré, quand le regard de sa mère ne serait plus là pour l'y extirper. Mais il ne pouvait refuser l'appartement généreusement offert par ses parents pour sa vie d'étudiant prochaine. Il se voyait mal justifier ce refus. De plus son esprit, trop lucide ce soir-là, lui rappelait qu'il fallait qu'il parte, que si justement il partait dans une critique de lui-même de plus en plus souvent c'était à cause de ce même regard qui l'en sortait : cette question, cette obsession qu'il essayait de rejeter vainement 'est-ce que je le mérite ?'.